Poids symbolique des scènes de jeux de la Tunisie Africo-Romaine : IIèm - VIèm s. ap. J.-C.
Dr Ezzeddine BOUZID
Enseignant chercheur
Président de l’association tunisienne
de sauvegarde des jeux et sports du patrimoine
Ezzeddine Bouzid Poids symboliques des scenes de jeux de la Tunisie Africo-romaine.pdf
Résumé
L’idée fondamentale de notre communication consiste à présenter les résultats de nos observations et d’analyses des travaux des chefs d’œuvres, des maîtres mosaïstes les plus accomplis du nord de l'Afrique, en particulier la Tunisie Africo-romain – entre le IIèm et VIèm (s. ap. J-C) - qui ne se sont pas limités à quelques thèmes aux significations symboliques de la vie quotidienne. A travers les documents que nous présentons, comme véritable production d'ethnographes, capables de percevoir les situations de jeux et sports de leur culture, nous expliquons comment les artistes mosaïstes insistent sur le fait que les scènes de jeux présentées dans les mosaïques de la Tunisie du Nord de l’Afrique sont parmi les plus expressifs de la culture de la civilisation Africo-romaine. En effet, les productions iconographiques émergent les caractéristiques des spectacles de loisirs ludiques et pdévoilent des significations symboliques de la vie quotidienne de l'époque d’appartenance.
Mots clés : significations symboliques, Mosaïque Africo-romaine, jeu et culture
Préambule
À l’Est du Maghreb romain, l’Africa proconsularis des Romains correspondait à-peu-près à la Tunisie actuelle. Notre pays a accueilli sur son sol près de quinze civilisations. Parmi les peuples qui ont le plus marqué leur passage en Tunisie, on peut citer les carthaginois, et en particulier les Romains.
De nombreux monuments romains ont été découverts en Tunisie : thermes, théâtres, amphithéâtres, cirques, temples etc.… La documentation archéologique et épigraphique est très riche en Tunisie actuelle. Malgré cet ample trésor du patrimoine matériel, notre connaissance de l’histoire des pratiques ludiques (jeux et sports de Tunisie de l’époque Africo-romaine) serait demeurée imparfaite sans l’apport capital de l’image. Celle-ci est fournie par une abondante documentation iconographique, constituée de sculptures, reliefs, représentations sur lampes et surtout de pavements de mosaïques.
Dans cette province de l’univers soumis à Rome, apparurent, du IIème au VIème siècle après J.-C., quelques-uns des chefs-d’œuvre les plus accomplis de cet artisanat d’art que fut la mosaïque de pavimentale.
Les maîtres mosaïstes du nord de l'Afrique ne se sont pas limités à quelques thèmes aux significations symboliques de la vie quotidienne. Ils produisent les caractéristiques des moments des spectacles de loisir ludique comme l'engagement du combat à la boxe, au pancrace, comme la prise décisive, le vaincu tombé à terre en lutte et l'athlète ou l'aurige victorieux. Mais il n'y a pas de compte rendu à proprement parler, sauf, peut-être, dans le cas de la mosaïque de Smirat (Voir : jeu n° 8, volume 2 : les annexes, p.36-37).
Figure 1 : Mosaïque de Smira (t, du IIIème siècle ap. J.- C., ( jeu n° 8), conservée au Musée de Sousse, représentant l'engouement des Africains pour les vernations (chasses à l'amphithéâtre).
Cependant nous avons fait le choix d’observer et analyser le travail des mosaïstes de la Tunisie Africo-romaine comme une véritable production d'ethnographes, capables de percevoir les situations de jeux et sports de leur culture, de leur expérience individuelle et collective et de leur propre histoire. Entre-autres, les historiens insistent sur le fait que les documents en mosaïque sont parmi les plus expressifs de la culture Africo-romaine. Ils nous ont remarquablement rendu des séquences de situations ludiques de l'époque d’appartenance.
D'après Hatem Al-Mekki (MAKKI Hatem, l'un des peintres tunisiens les plus renommés. A travers ses travaux il relate les différents moments de la vie quotidienne des tunisiens de l'époque actuelle), l’utilisation de l’image « [...] et à plus forte raison, une image des jeux, c'est d'abord et presque uniquement une fraction de temps brusquement figée. [… ] Ainsi, quelle que soit cette image, elle offre la preuve que "l'anti-mort" existe. [… ] Il ajoute, c’est de la vie brusquement fixée» (MAKKI Hatem - "Les jeux et leur iconographie" -, In :Jeu et Sports en Méditerranée, Actes du colloque de Carthage, 7 - 8 - 9 novembre, Editions Alif, Tunis 1989, p. 106).
Sur le plan méthodologique, notre projet est de tenter la radioscopie des significations symboliques de la culture ludique de l’histoire de la Tunisie Africo-romaine. Le créateur de la science de l’action motrice Pierre Parlebas entend par culture ludique « l’ensemble des façons d’agir, de penser et de ressentir induites dans une communauté par les caractéristiques de logique interne de ses jeux pratiqués dans un contexte social donné» (PARLEBAS Pierre - " Jeux d’enfants d’après Jacques Stella et culture ludique au XVIIème siècle " -, In : A quoi joue-t-on ?, Pratiques et usages des jeux et jouets à travers les âges. Actes du festival d’histoire de Montbrison, 26 septembre au 4 octobre 1998.. Montbrison, novembre 1999, p.322).
Donc, notre principale préoccupation est d'étudier les situations ludo-motrices sous l'angle de la praxéologie motrice (PARLEBAS Pierre - Eléments de sociologie du sport -, Editions PUF, Paris 1986, p. 117).. Plus précisément, sur la base d'une perspective qui valorise l'Ethno-motricité, définie par la science de l'action motrice comme : «champ et nature des pratiques motrices envisagées sous l'angle de leur rapport à la culture et au milieu social au sein desquels elles se sont développées» (PARLEBAS Pierre - Contribution à un lexique commenté en science de l'action motrice -, Editions ENSEP, Paris 1983, p. 64).,
Dans cette optique, peut-on dégager les pratiques ludiques, des passe-temps de la Tunisie Africo-romaine entre le IIe et le VIe siècles après J.-C. ? A quoi les romains de la Tunisie jouent-ils ? Peut-on dégager les grandes connotations des jeux sportifs africo-romain, et ces qu’ils révèlent de leur contexte d’appartenance? Les jeux athlétiques, d'amphithéâtre ainsi que les courses de chars faisaient-ils revivre des rôles et des significations symboliques ?
1 - Voyons un peu les choses de l'intérieur !
A la suite d’une première lecture de notre inventaire des jeux sportifs de la Tunisie Africo-romaine, réalisé entre 1989 et 2000, nous enregistrons dix groupes de scènes de jeux incluant nombre de situations ludo-sportifs, comme indiqué dans le tableau n°1 qui suit :
Tableau 1 : Répartition des jeux de la Tunisie africo-romaine selon les thèmes.
A la lecture de tous les résultats, tels que nous les avons présentés dans ce travail, on constate que le trait le plus évocateur des jeux, à travers les mosaïques de Tunisie Africo-romaine, est d'accorder une grande part aux jeux physiques. Ces situations motrices ludiques sont en particulier pratiquées par les animaux et les hommes au torse nu et dont la réalisation suppose une dépense énergétique très importante.
Ce champ ludomoteur masculinisé est caractérisé par des EMPREINTES CULTURELLES diverses : participation symbolique des dieux, absence de mixité, très faible participation des adolescents, utilisation de milieu naturel et des lieux normalisés. Ainsi on signale une absence totale d'objets fabriqués et une présence massive d'accessoires spécifiques de chasse et de pêche. Ces scènes de jeux de la Tunisie Africo-romaine n’ignorent pas les contraintes temporelles, ils ne sont ni des jeux de fabrication ni des jeux de rôle, ce sont des jeux sportifs codifier. Plusieurs jeux s'achèvent avec comptabilité au score limite; la codification privilégie les jeux socio-moteurs où dominent notamment les duels. Les jeux socio moteurs sont largement majoritaires avec une prédominance de la présence d’animaux.
Les jeux à réseau original sont remarquablement plus nombreux que les jeux strictement coopératifs et des duels. Les interactions motrices d'opposition et de coopération se réalisent, en premier lieu, par le biais d'un objet, l'opposition se déroule par un contact au corps à corps où l'interaction motrice est caractérisée par la grande brutalité.
2 - Qui sont les acteurs de ces jeux et comment se comportent-ils ?
Les personnages, figurant dans les scènes de jeux à travers les tableaux de mosaïques, illustrent des jeux antiques couvrant une période historique du IIe au VIe siècle après J-.C. Il faut rappeler que l'Empire romain dépensait des sommes très élevées pour distraire le peuple et contenir les masses, « Un peuple qui baille est mûr pour la révolte » (Cité par SLIM Hédi - Les spectacles -, p.189-217, In: Sols de la Tunisie romaine, Editions, CERES, Tunis 1995. Voir notamment p. 189), en conséquence, il s'agit d'occuper les foules et d'intercepter leurs impulsions durant au moins la moitié de chaque année. Ce phénomène social de spectacularisation a connu, en Afrique, une grande popularité et a survécu au christianisme et se prolongea jusqu’à l’époque de Saint Augustin, qui dans l’un de ses sermons fustigea on trouve: «Les démons qui prennent plaisir aux cantiques de vanité, aux spectacles stupides et aux obscénités des théâtres, à la folie du cirque, à la cruauté de l'amphithéâtre, aux conflits passionnés - disputes, bagarres - qui, poussés jusqu'à la haine, opposent les gens à propos de ce pestiféré : un mime, un histrion, un pantomime, un cocher, un venator. S'y abandonner, c'est offrir de l'encens aux démons dans les cœurs» (Cité par SLIM Hédi - Les spectacles -, p.189-217, In : Sols de la Tunisie romaine, Editions, CERES, Tunis 1995. Voir notamment p. 190).
Figure 2 : Le banquet costumé des "sodalités" d'amphithéâtre, IIIème siècle ap. J.-C., El-Jem, Musée du Bardo. Inv : 3361.
3 - Comment les joueurs entrent-ils en communication ? De quelle manière interagissent-ils ?
Si nous partons de l'idée que le jeu représente l’image en miniature de certaines situations de la vie quotidienne de l'époque, pouvons-nous expliquer comment la violence, dans l'opposition observée à travers les mosaïques, a des significations se rapportant à l'imaginaire social de la Tunisie africo-romaine?
Avant de répondre à cette question, il nous semble opportun d'étudier la nature des interactions motrices au cours des jeux sollicitant l'entraide et l'antagonisme (tableau°2).
Tableau 2 : Répartition des jeux des mosaïques selon la catégorie d'interaction motrice.
Nous notons que le nombre des situations d'interactions motrices figurant sur les mosaïques représente plus de la moitié du corpus des jeux : 163 scènes, soit 68%.
Ainsi, on constate que le nombre de scènes d'opposition motrice est plus grand que le nombre de scènes d'entraide : 101 fois contre 62.
En outre, l'opposition par le biais d’un instrument détient un important pourcentage des scènes de jeux socio moteurs (53 situations d’opposition, soit 52% des interactions d'opposition). En conséquence, nous signalons l'absence totale de deux catégories d'interactions motrices, à savoir : la coopération par "frappe forte sur le corps cible" (0%) et l'opposition par simple touche (0%). Par contre l'opposition par "frappe forte sur le corps" recouvre 9% des scènes caractérisées par des interactions motrices d'opposition, soit 9 situations.
Pour mieux comprendre ces deux traits de la logique interne, il nous semble nécessaire de les analyser séparément.
3.1. Interaction de coopération
Les scènes de jeux où la coopération se réalise par le biais des instruments représentent 87% des situations d'entraide. Celles se rapportant à la pêche et à l’activité cynégétique, en particulier où figure la chasse à courre, dominent. Les scènes de cette catégorie se répartissent entre le IIe et le Ve siècle après J.-C. ainsi :
Tableau 3 : Répartition chronologique des lieux de provenance des jeux, dans les mosaïques, caractérisées par les interactions de coopération.
3. 2. Interaction d'opposition
La demande sociale des spectacles d'opposition était bien répartie au cours des époques romaine, vandale et byzantine, mais l'époque romaine est celle pendant laquelle nous avons relevé dans le tableau n°4 un grand nombre de scènes provenant de différentes régions qui, on le suppose, possédaient des amphithéâtres romains. Ces cités étaient les lieux qui ont emprunté, uniquement, les jeux d'affrontement caractérisés par la "distance de garde" (PARLEBAS Pierre définit la "distance de garde" comme une distance : « Codifiée, elle sépare les deux adversaires d'un duel, au moment précédant l'acte offensif de l'un d'entre eux ». Cf : Eléments de sociologie du sport -, 1er Edition, PUF, Paris 1986, p. 151). Les jeux à "distance de charge" (Selon Pierre PARLEBAS, la distance de charge représente : « La valeur moyenne de l'intervalle séparant deux adversaires au moment de leur affrontement direct », op. cit., p. 153) n'étaient pas assimilés à la culture, en fonction du "goût social" de l'époque.
Tableau 4 : Répartition géographique et chronologique des jeux d'opposition des mosaïques de la Tunisie romaine.
D'après cette répartition, on constate que le IIIe et le IVe siècle ap. J.-C. représentent les périodes où les scènes de jeux d'opposition (combat d'animaux, chasse aux grands fauves et jeux athlétiques) sont les plus diffusées par les artistes mosaïstes de cette époque.
En plus des "venatio" d'amphithéâtres nous citons, à titre d'exemple, les jeux de lutte entre êtres humains tels que : la lutte figurant sur la mosaïque de Gafsa fin du IIIe siècle après J.-C., ainsi que la mosaïque de Thina fin du IIIe siècle après J.-C. et les scènes de lutte conservées au musée du Bardo (A. 300 et B. 300) de Gigthis de la fin du IIIe siècle ap. J.-C.
Figure 3 : L’image représente l'épisode final d'un combat de lutte entre un couple d'athlètes nus L’image représente l'épisode final d'un combat de lutte entre un couple d'athlètes nus. (Photo Dr. Ezzeddine Bouzid 1992).
4 - Qu’en est-il de la brutalité dans les jeux ?
Suite à cette brève analyse concernant l'interaction motrice, nous pouvons conclure à l’existence en Tunisie antique, Africo-romaine, d’un mode de spectacle d'opposition d'une brutalité mortelle. Ce trait distinctif de la logique interne des jeux représente une image en miniature d'un fait culturel enraciné dans la logique externe de la civilisation Africo-romaine.
Concernant la nature de la brutalité pendant le déroulement des jeux, nous avons remarqué que les interactions motrices figurant dans les scènes de jeux de la Tunisie romaine se réalisent selon une double polarité : la première regroupe les jeux à grande brutalité. Le tableau n°5 permet d’observer que ces jeux représentent un peu plus que les deux tiers des scènes de jeux à travers les mosaïques (65%). La deuxième regroupe les (30%) seulement : ce qui signifie qu'au cours de cette période, le rapport à la violence était un trait culturel remarquablement soutenu dans la logique interne des jeux, comme l'attestent les résultats indiqués dans le tableau 12 qui suit.
Tableau 5 : Caractéristique de la brutalité dans les jeux des mosaïques.
Nous remarquons que la fréquence de la grande brutalité est deux fois plus grande que les scènes sans brutalités : 157 fois contre 71, soit 65% contre 30%. La brutalité moyenne représente une faible fréquence : 12 fois seulement 5%.
5 - Quel est le contenu symbolique de l'organisation des jeux ?
Dans la perspective de la notion d'Ethno-motricité, les mosaïstes de la Tunisie Africo-romaine nous transmettent une image de la ferveur du peuple pour les jeux, pour les spectacles caractérisés par une grande brutalité des jeux corporels.
Ces mosaïstes nous présentent une image de leur culture ludique caractérisée par une codification de la sauvagerie des jeux de forces physiques. Dans un langage de l'image, ils exaltent la valeur d'un combat protégé par les dieux. C'est dans les stades et dans les amphithéâtres, au cours des combats et des jeux, que les pratiquants s'affrontent sous la surveillance des divinités. Le sens d'affrontement est partie prenante des goûts de la population : seul le gagnant est honoré.
Il semble que la grande diversité des caractéristiques ethno-motrices présentée par les jeux sportifs de la Tunisie Africo-romaine témoigne de l'influence, des mœurs et des valeurs sociales sur la représentation du corps dans l'imaginaire populaire. Autrement dit, la mise en jeu du corps était profondément façonnée par l’orientation de la culture Greco-romaine.
En effet tout ce que nous avons relevé comme structure de duel symétrique, de jeux d’oppositions, de jeux à réseaux originaux, de la recherche de l'exploit physique, du degré de la violence physique recherchée par les spectateurs, de la codification de l'affrontement moteur de type "distance de garde" reflètent les traits de la culture ludo-motrice de la Tunisie Africo-romaine.
Tous les détails qui viennent d'être relevés soulignent l'importance de l'organisation des spectacles dans l'imaginaire collectif de la vie des Africains-Romains. En effet, il est clair que d'après les documents des mosaïstes analysés, les jeux d'amphithéâtre ainsi que les courses de chars faisaient revivre des rôles et des significations multiples :
- un rôle social, illustré par l'aspect des loisirs et du rassemblement populaire ;
- une signification religieuse, marquée par la présence des dieux;
- un symbole militaire, commémorant une victoire directe;
- une connotation civique manifestée par le dialogue sympathique entre le peuple et les magistrats.
Figure 4 : Pavement de Carthage figurant une course "réaliste" se déroulant à l'intérieur d'un cirque, (jeu n° 3), daté de la fin du IIème siècle ou du début du IIIème siècle ap. J.-C., Musée du Bardo: A. 341.
C'est au cirque que la plèbe demande aux magistrats un allégement des taxes; c'est également au cirque que se développent et que peuvent éclater les violentes contestations.
Le contenu symbolique de l'organisation des jeux de cirques et des spectacles d'amphithéâtre pouvaient illustrer d'autres connotations :
- Les amphithéâtres et les cirques étaient des lieux de rencontre des différentes couches sociales («Rendez-vous mondains», fêtes collectives et rituels politiques. Cf : VEYNE Paul, In : Histoire de la vie privée, t. 1 : De l'Empire romaine à l'an mil - Paris, 1985, p.115);
- une signification politique illustrée par l’usage des jeux de cirque en faveur des élections des magistrats qui étaient considérés comme symboles de richesse, de dignité, de noblesse et de fierté;
- Les Romains de l’Afrique établissaient un lien mystique entre les jeux du cirque et les phénomènes cosmiques. Ils faisaient du cirque une image de l'anneau zodiacal (Voir, CUMONT (F) - Recherche sur les symbolismes funéraires des Romains -, Paris 1942, p. 348-350) en expliquant les sept tours de piste de la course par référence au nombre de planètes et aux jours de la semaine. Le cirque, avec sa piste, représentait l'univers, l'aurige vainqueur était assimilé au soleil et les quatre factions aux quatre saisons (A ce sens, YACOUB Mohammed écrit : « L'aurige vainqueur identifiée au soleil "Cocher divin est invincible" Chaque faction assimilée à une saison. les verts identifiés au printemps, les rouges à l'été, les bleus à l'automne et les blancs à l'hivers », Cf : YACOUB Mohammed, op. cit, p. 189. De même,. Cf: CUMONT (F) - Recherche sur les symbolismes funéraires des Romains -, Paris 1942, p. 348-350);
- Les victoires des auriges et des bestiaires avaient un caractère prophylactique. Cependant, les historiens signalent que la notion de victoire sur les forces du mal prend au cours de la civilisation romaine toute sa dimension. Souvent, elle a été concrétisée à travers les scènes de jeux réalisées dans les cirques et dans les amphithéâtres.
Un exemple de Carthage illustre ce thème avec le cosmos. Il montre un paon faisant la roue et quatre chevaux, parés de colliers aux couleurs des quatre factions, qui broutent les plantes des différentes saisons, celui des Verts mangeant les roses du printemps, celui des Blancs les olives de l'hiver, celui des Bleus les raisins de l'automne et celui des Rouges les épis de l'été.
Dans la mosaïque de la région de Thaenae, l'actuel Thina, conservée au musée municipal de Sfax, quatre quadriges, conduits chacun par le cocher d'une des quatre factions, sont entourés de plantes symboliques des quatre saisons. Sur une autre mosaïque provenant du même site, les "génies des saisons" montés sur des chevaux ailés, disputent une course fantastique.
Figure 5 : Mosaïque de Paon offrant un décor réparti sur deux registres : dans celui d'en haut, figure un paon faisant la roue; dans le registre d'en bas, les chevaux des quatre factions affrontées, de part et d'autre d'un "cylindre de prix" d'où sortent les végétaux des quatre saisons. (Fin du IVème siècle ap. J.-C., Musée du Bardo).
Ces diverses assimilations visaient, probablement, à attirer les influences bénéfiques des forces de la nature sur les propriétaires qui se passionnaient pour les courses de chars (YACOUB Mohammed - Splendeurs des mosaïques de Tunisie -, Editions Agence Nationale du Patrimoine, Tunis 1995, p. 334).
La grandiose organisation des spectacles de Venatio et de munus a permis de situer l’empire romain parmi les « sociétés à comptabilité» (CAILLOIS Roger, dans son livre intitulé : les Jeux et les Hommes, distingue deux types de sociétés, "les sociétés à tohu-bohu" qui valorisent les mascarades et le vertige en penchant vers certains jeux libres, puis les "sociétés à comptabilité" qui favorisent les jeux réglementés). A travers ce mode d’organisation il a su maintenir, à sa façon, le « dialogue social » jusqu'à l'antiquité tardive, et cela constitue certainement un exemple typique de la civilisation d'une société qui exploite les jeux de combat sanglant, dans toutes leurs variétés, afin de répondre à un besoin guerrier caractérisant l’orientation politico culturelle des magistrats de l’empire.
Cette orientation politico culturelle des situations ludo-motrices, à la fois sanglante et spectaculaire, est une forme de représentation collective qui encourage l'incertitude corporelle du guerrier et donne une réponse aux exigences politico civilisationelles de la Tunisie Africo-romaine. En effet l’engouement pour les jeux d'amphithéâtre déclenche chez eux une sorte de puissance invisible qui les pousse à utiliser toutes les manières magiques pour s'assurer du soutien des forces surnaturelles dans leurs combats agonistiques. Ces derniers ont, comme le note Jean Cazeneuve, une « fonction directement en relation avec la conception du monde que forge la pensée mythique des sociétés archaïque» (CAZENEUVE Jean - "Le Jeu dans la société" -, In : Encyclopaedia Universaliste, Editions S.A. Paris 1988, corpus 10, p. 568).
On peut avancer que la communauté Africo-romaine ne pouvait exister que par le degré de l'effort qu'elle produisait afin de satisfaire les désirs du peuple, à savoir l'organisation de spectacles de jeux et le ravitaillement de la population romaine. Huizinga, dans son analyse sur le rapport entre la culture et les jeux au cours de la civilisation romaine fait le point entre l'élément ludique et le régime politique romain, il note : « L'élément ludique de l'Etat romain se manifeste le plus clairement dans le cri : panem et circenses, comme l'expression des désirs du peuple vis-à-vis de l'Etat » (HUIZINGA Johan - Homo Ludens -, Editions GALLIMARD, Paris 1951, p. 286).
Selon les historiens, le monde romain ne pouvait vivre sans activité ludique. Les jeux étaient, pour la communauté Africo-romaine, un principe d'existence de même importance que le pain.
C'est au Christianisme que revient l'honneur de s'opposer avec fermeté à la folie des jeux et d'avoir entamé les premières procédures contre elle. Ainsi pour la philosophie humaniste des Chrétiens, la vue des lieux de combats, des fauves, des gladiateurs dans les amphithéâtres et les cirques romains éveille dans le cœur de l'être humain le sentiment le plus désagréable ; elle rappelle les moments les plus immoraux de la civilisation antique.
Cependant, il semble qu'au cours de la civilisation romaine, le sens du ludique accompagne souvent le sens du tragique. Car l'intensification de l'organisation des jeux de la mort et la passion que montre la population pour assister aux spectacles meurtriers laisse supposer que l'imaginaire social du peuple romain baigne dans un champ tragique plus profond que le champ du ludisme. Mais, il semble raisonnable de concilier entre deux tendances du jeu, à la fois produit et source de culture : produit du sens social de l'agressivité, et source d'intention de l'acte tragique.
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